A mes enfants et petits enfants sur la demande de Michel de Chantérac et d'Olivier de Carné.

"LES FEUILLES TOMBEES" - Souvenirs d'enfance et de jeunesse

par Jacqueline de BRACQUEMONT, Comtesse Henri de Chantérac (1892-1984).

Un jour de 1970, passant chez Maman au "49" rue de Lisbonne, j'y ai retrouvé Olivier de Carné, le Général dont il est fait état à la page 36 du document joint... Maman nous a raconté certains de ses souvenirs et nous lui avons dit : "C'est dommage que rien de tout cela ne reste !" Ainsi, comme l'indique la dédicace "Des feuilles tombées" nous avons, alors, sans en avoir conscience, demandé à Maman un gros travail.


page manuscrite

Elle a gardé secret ce cahier et ne me l'a fait découvrir en me le confiant qu'en décembre 1982, lorsque, pour la première fois, je suis allé la voir à l'Adoration à Nantes. Elle a exigé que je n'en parle pas jusqu'à sa disparition...

Le voici donc, ce cahier, "tapé" par Anne et moi. Nous avons conservé exactement le style, la mise en page et la ponctuation... le tout remarquable pour quelqu'un qui écrit, d'un seul jet, "à l'aube de sa 79° année". Nous n'avons pu envisager un autre mode de reproduction, Maman ayant utilisé un cahier d'écolier, à spirale, très quelconque, qui ne passe que très mal en photocopie... Mais nous avons tenu à vous en reproduire, ainsi, la première page, montrant la netteté de l'écriture.

Qu'à travers ces souvenirs destinés à ses enfants et petits-enfants BONNE continue à vivre et à nous animer !

Michel de Chantérac.
janvier 1985.









"LES FEUILLES TOMBEES"
Souvenirs d'enfance et de jeunesse

J'ai conscience de m'y prendre trop tardivement, à l'aube de ma 79ème année, pour évoquer quelques souvenirs d'antan.

J'ignore si ma santé physique et morale me permettra de terminer ce petit travail, destiné à fixer 3 époques, vécues au cours d'une longue existence, que Dieu a parsemée d'une infinité de grâces et... de quelques épreuves... Je Le remercie pour tout ce qu'il m'a donné au travers des unes et des autres.

Mon intention est de ne pas m'étendre sur les épreuves, mais de décrire pour mes descendants quelques anecdotes qui feront certainement sourire parfois mes petits-enfants... "Etait-"ce possible ?" diront-ils...

L'évolution a été tellement extraordinaire, accélérée surtout depuis une vingtaine d'années, que je réalise fort bien leur étonnement devant ce que fut mon enfance.

Elle s'est située entre Paris, Courville et Trouville. Du fait de la mort prématurée de mon Père, je n'ai pas eu une enfance gaie, telle que celle de mes petits-enfants.
Adrien de Bracquemont (1857-1894), père de Jacqueline Adrien de Bracquemont (1857-1894), père de Jacqueline

Mon premier souvenir se situe le jour de mes 4 ans. J'avais, auprès de moi, une jeune fille luxembourgeoise, on disait alors une "bonne d'enfants", telle qu'il n'en existe plus à présent.

Régine Clément avait été placée chez Mme de St-Sauveur, fille du Général Boissonnet ( Ce général, Alfred, était le frère de l'arrière grand-père, Etienne, d'Anne de Lassus Saint Geniès), qui habitait 75 rue de Miromesnil (ma maison natale) dans le fond de la cour. Mme de St-Sauveur recommanda chaleureusement cette fidèle servante à ma Mère quand j'avais environ 2 ans.
Jeanne de Braquemont, Née Lecrec de Lannoy, Mère de Jacqueline La Mère de Jacqueline devant le portail de Bagatelle à Trouville

Avec Henri et Marie-Thérèse devenue Mme Guillaume de Rigaud, nous communiquions par l'escalier de service quelques années plus tard. Ce furent mes premiers amis, quoique mes ainés.

Régine était sérieuse, dévouée à l'extrême ; elle m'en a donné bien des preuves au cours de la dernière guerre, en nous ravitaillant (non sans risques) en denrées inestimables : sucre, farine et tickets de pain, etc...

Mon premier souvenir est donc celui de mon réveil matinal, le 29 décembre 1896, quand Régine, toute heureuse d'être la première à me fêter, me dit en m'embrassant : "Bonjour Melle 4 ans !"

Quelle grande fille étais-je tout-à-coup devenue !! Ma Mère, veuve inconsolable, se reposa beaucoup de moi sur Régine à qui elle me confia presque totalement, se réservant elle-même pour mon frère Honoré, dont la petite enfance avait, soi-disant, été délicate : enfant très nerveux, difficile, de caractère assez violent.

Vu sa santé "délicate", ma Mère fut certainement trop faible avec lui...

Régine en jugeait ainsi, ne pouvant pas supporter le gamin, et avait une préférence marquée pour moi ; j'étais un peu "sa chose". Cela ne l'empêchait pas d'avoir la main leste et de m'envoyer quelques maîtresses gifles le cas échéant!

Ma Mère n'osait pas lui confier mon frère si indiscipliné pour les sorties qu'elle assumait elle-même.

En ce temps-là, d'ailleurs, une seule personne ne pouvait promener deux enfants à Paris. Pensez donc aux traversées des rues entre l'angle de la rue de Miromesnil puisque nous habitions au 75, et le Parc Monceau, aux risques de circulation de l'époque, c'est-à-dire par ci par là un coupé traîné par un cheval poussif, qui pouvait en rencontrer un autre aux croisements des rues! On n'avait pas encore imaginé les feux rouges!! On côtoyait vraiment le danger!!

Ces coupés, vulgairement nommés "fiacres" étaient conduits par un cocher en houppelande et chapeau tube en cuir bouilli, noir ou blanc suivant la Compagnie qu'ils desservaient, fouet à la main et hue Cocotte ! ... En cas de pluie une couverture de cuir, appelée tablier, recouvrait les jambes du cocher et l'eau, tombant des bords du chapeau, se déversait sur les roues avant.

Par grand froid certains cochers favorisés portaient une lourde pèlerine de fourrure, à poils longs, qui leur était bien appréciable.

Les roues ferrées des fiacres faisaient beaucoup de bruit sur les pavés des rues. C'est pourquoi on recouvrait la chaussée de paille épaisse pour amortir le bruit, lorsqu'il y avait un malade ou un décès dans un immeuble. On signalait le cas au Commissariat de police et cela ne posait aucun problème. Les passants étaient ainsi avisés d'un cas grave à proximité et observaient un silence ému!

Régine, bravant tous les dangers, m'emmenait donc au Parc Monceau. Elle avait placé sa sœur (future religieuse) chez nos amis Billaudel, rue Murillo.

Les deux sœurs se retrouvaient avec joie, heureuses de pouvoir parler leur patois luxembourgeois qui ne nuisait nullement à l'excellent accent allemand que Régine me donna très jeune. J'ai été bilingue vers trois ans.

Je voyais donc presque chaque jour Marguerite Billaudel (Mme Edouard Parent. Mes ébats préférés se situaient au Parc Monceau. Que de courses de cerceaux! Mais ce qui dominait, c'était le jeu du cheval et du cocher. Nous avions de jolies rênes en cuir, agrémentées de grelots de cuivre et un fouet pour nous livrer à ce sport. On se disputait à qui serait le cocher, car le sort du cheval, qui recevait souvent la mèche du fouet sur les jambes, n'était guère apprécié.

Le théâtre de nos exploits se situait surtout dans la petite allée, face à la grille Rembrandt que j'emprunte si souvent pour prendre le métro. Je revis souvent, en traversant ce coin, le souvenir de ces jeux innocents qui seraient bien dédaignés des jeunes sportifs actuellement "motorisés" à deux ou trois ans déjà!

J'ignore qui fut chargé de m'apprendre à lire. Je pense que ce fut ma grande Régine.

Elle était très scrupuleuse, attentive au moindre danger possible. C'est ainsi que pour être tranquille, si elle me laissait seule quelques minutes, elle prenait la précaution de placer la lampe à pétrole sur la corniche de l'armoire de chêne actuellement dans ma chambre au 49 ! Cela donne une idée de la taille de cette brave femme.

Je pense donc qu'elle fut mon premier professeur. Ma Mère avait suffisamment à faire avec mon diable de frère, intelligent, très doué en mémoire, maths, dessin et musique; mais nullement travailleur, se contentant de ses dons naturels sans faire l'effort de les cultiver.


Mes élégances: j'ai souvenir, sans situer la date (j'avais peut-être trois ans) d'un manteau de velours violet, capote assortie, garnie de rubans ou fourrure blancs et, bien sûr, bas de laine ou coton noirs, bottines noires à boutons!! L'ensemble était, parait-il, très élégant... A ceux qui me liront d'en juger.


Le célèbre 22: Mes grands-parents Lannoy habitaient au célèbre 22 rue de Lisbonne depuis 1860.

Ma Mère se rapprocha d'eux vers 1900 en s'installant au 1er étage du 20 rue de Lisbonne. Appartement formant angle opposé au 22, face donc aux grands-parents, avec qui on communiquait par un jeu de rideaux au travers de la rue Vézelay. Le rideau accroché d'une certaine manière ou complètement ouvert avait son code. Cet appartement du 20 était ensoleillé, agréable, je l'ai toujours regretté.

C'est en s'y installant que ma Mère fit poser l'électricité dans les deux salons et la salle à manger.

Les autres pièces conservaient l'éclairage au pétrole. " C'est meilleur pour la vue, l'électricité fatigue les yeux " disait ma Mère! Pauvre Maman!

Elle voyait chaque jour ses parents, dînant régulièrement chez eux, lorsque mon frère et moi étions des bambins. Ensuite ma Mère dînait avec nous et, pour éviter bêtises ou mauvaise tenue de mon frère, elle s'astreignait à faire tout au long du repas, une lecture intéressante ou divertissante! Le jeudi et le dimanche nous dînions chez les grands-parents où Régine venait nous chercher à 8 heures pour traverser la rue!

Plusieurs fois par semaine, j'allais faire ma petite visite au 22 en partant pour la promenade. Bon-papa me donnait souvent quelques centimes que je me hâtais d'enfouir dans un minuscule porte-monnaie en cuir rouge. Régine m'emmenait alors aux Champs Elysées et je me précipitais sur les chevaux de bois. Etant devenue assez experte dans l'art de choisir ma place sur le manège et de décrocher ainsi un anneau supplémentaire, je me classais fréquemment première, gagnant ainsi un sucre d'orge, réservé à celui qui rapportait le plus d'anneaux.
'bon papa' de Lanoy, devant l'entrée de Bagatelle

Je faisais souvent, grâce à Bon-papa, 2 tours et rentrais avec 2 sucres d'orge. J'étais très fière !

En général, la visite aux grands-parents se terminait à la cuisine, attirée par le tuyau acoustique qui communiquait avec le bureau, où m'attendait le vieux Charles, en service depuis "X" années, dans la maison. Le cornet d'écoute était bouché par un sifflet (le tout en beau bois vernis) et nous nous appelions à tour de rôle sans attirer l'attention des personnes installées au salon. Je riais en crachant plus ou moins dans le cornet, jusqu'au moment où la cuisinière nerveuse et excédée me flanquait à la porte de sa cuisine! N'empêche que Charles et moi avions fait une bonne partie de fou-rire!

Ma Mère était d'un naturel plutôt mélancolique et mon enfance ne fut pas gaie.

Noël, mon anniversaire, le 1er de l'an se fêtaient par des cadeaux, mais aucune réunion d'enfants à ce moment de l'année, si proche du jour anniversaire de la mort de mon père (5 Janvier).

Ma Mère, veuve inconsolable, avait souvent les yeux rouges et n'admettait pas de réjouissances à cette époque de fin et début d'année.

Elle nous a associés trop jeunes à son chagrin que nous ne pouvions ni comprendre, ni partager. Ce fut une erreur de compréhension au point de vue éducatif dont je ne m'étonnais pas alors, et dont je ne peux lui en vouloir. L'habitude était prise, je trouvais cette rigueur normale et je n'eus jamais l'idée de comparer ce qui ne se faisait pas à la maison avec ce qui se faisait chez les amis.

Régine s'occupait donc beaucoup de moi et avait à mon sujet une ambition exagérée. C'est ainsi que lors de ma première année de catéchisme (j'avais 7 ans) elle piqua l'idée de me faire apprendre l'évangile de la Passion entièrement, alors qu'au catéchisme on exigeait seulement un passage du début (St Marc).

Dès octobre elle commença à me seriner quelques lignes par jour et, pour la fin du Carême, j'étais au point. On devait remettre à l'Abbé un papier indiquant ce que l'on avait appris. Régine avait écrit: Jacqueline de Bracquemont a appris l'évangile en entier.

Sceptique le bon abbé s'amusa à me faire réciter 3 passages au hasard: début, milieu, fin = aucune hésitation. J'eus droit à une belle image et à des félicitations devant tous les parents et enfants, ceux-là une bonne centaine.

Régine pouvait être fière et elle le fut !

On écrivit ce succès à ma grand-mère de Bracquemont qui me félicita par lettre, ajoutant qu'elle pensait bien que l'année prochaine je lui réciterais ce même évangile en latin!... J'ai trouvé la plaisanterie amère et en ai, pendant quelque temps, gardé rancune à ma Ste Grand-mère, qui n'avait pourtant pas voulu me faire de la peine!


Confort de l'époque: Les horaires de la maison étaient très stricts. Ma Mère allait chaque matin à la messe de 6 heures, parfois 7 heures au plus tard, été ou hiver.

J'étais moi-même levée à 7 heures. Avec quelle joie ai-je accueilli la rougeole qui me permettait de pouvoir goûter les charmes du prélassement dans un bon lit.

Au bout de deux jours je trouvai le temps long! Mais il fallait attendre les 15 jours réglementaires et s'y prendre à l'avance pour retenir une baignoire pour la désinfection, car les appartements ne comportaient pas de salle de bains!!!

La toilette se faisait dans un baquet de zinc muni d'un bec pour la vidange: c'était un "TUB". On le vidait dans le seau, le seau dans les W.C. et le valet de chambre se chargeait d'encaustiquer les parties du parquet qui, inévitablement, avaient été endommagées par ce trafic!

Il y avait, 16 rue Vézelay un établissement de bains qui faisait porter à domicile baignoire et eau chaude. C'est à ce moyen qu'on eut recours pour liquider mes microbes.

Un beau matin je vis entrer dans ma chambre un petit homme aux cheveux crépus, vêtu d'une blouse bleue, baignoire sur la tête. 11 fit 3 ou 4 trajets de la rue à ma chambre montant 2 seaux d'eau chaude à la fois. On mit dans la baignoire un drap bien propre. Le porteur s'informa de l'heure à laquelle il devrait reprendre son matériel et il attendit le temps voulu dehors en fumant sa pipe, à côté de la charrette à bras formant tonneau, d'où l'eau chaude, sur laquelle s'accrochaient seaux et baignoire.

C'était vraiment aussi simple que pratique !


Transports : A la description des fiacres, vulgairement nommés "sapins", je dois consacrer quelques lignes aux omnibus à impériale de l'époque. On accédait à l'étage supérieur par un escalier de fer, genre échelle, qui contournait la plate-forme ouverte où le receveur pointait chaque voyageur sur un cadran lumineux qui par un déclic sonore (que j'entends encore) fixait le nombre total de voyageurs.

En échange de 15 centimes pour les places intérieures et 10 pour l'impériale, on avait droit de réclamer une correspondance sous forme de ticket rigide (5cm x 3) de couleur variée suivant les parcours. Ce ticket permettait au voyageur de prendre gratuitement place dans un autre omnibus complétant son trajet.

Ces tickets que je collectionnais et que mes grands-parents et ma Mère me donnaient, étaient une source de jeux très variés. Je les classais d'après leurs coloris (vert, jaune, blanc, violet) et ne manquais pas de les réclamer au retour des uns ou des autres car on pouvait les demander et ne pas les utiliser. Bien entendu, ils portaient la date du jour, au moyen d'une pince que le contrôleur sortait de sa sacoche portée en bandoulière.

Il me faut décrire le malheureux cocher juché sur un siège étroit à hauteur de l'impériale, plus inconfortablement que les voyageurs. Ceux-là étaient assis dos à dos sur une banquette qui faisait toute la longueur de l'omnibus. En cas de pluie on ouvrait les parapluies qui chevauchaient les uns sur les autres...

Le cocher conduisait à deux ou trois chevaux. Il y avait des relais au bas de certaines côtes, comme au Panthéon, et on sablait la chaussée pour que les chevaux ne glissent pas, ce qui arrivait souvent avec chutes bien entendu. Les voyageurs complaisants ou les passants aidaient alors le cocher à dételer, relever et réatteler le cheval... On n'était pas pressé en ce temps-là et les voyageurs attendaient patiemment!!... L'hiver, le cocher s'enveloppait dans une épaisse couverture, recouverte d'un tablier de cuir. C'était aussi inconfortable que possible.

Inutile d'insister sur ce que je ne suis jamais montée sur l'impériale d'un omnibus, hélas ! Il eût été de mauvais ton pour une jeune femme ou une jeune fille appartenant au milieu bourgeois, pour le moins, de monter à l'échelle. Cela ne se faisait pas. L'impériale était pour les ouvriers, livreurs, à la rigueur des hommes qui ne trouvaient pas place en bas.

J'ai attendu 70 ans pour m'offrir cette partie de plaisir avec mes petits-enfants, au cours d'un séjour à Lisbonne. J'ajoute vite que l'impériale était fermée, que la montée se faisait par un petit escalier: c'était beaucoup moins sportif! Maintenant Paris a retrouvé des autobus à deux étages; ils sont luxueux comparés à mes vieux omnibus et personne n'est choqué de voir des grands-mères encore alertes, escalader l'escalier (en mini ou maxi manteaux) et faire, de là-haut, les honneurs de Paris à leurs petits-enfants provinciaux,... ce qui m'est arrivé plusieurs fois.

La mendicité était admise dans les rues de Paris. Des pauvres gens de toutes sortes vous tendaient la main: des vieux tournant un orgue de Barbarie qui écorchait les oreilles, des femmes avec un enfant à la main, un autre attaché par un chiffon sur sa poitrine, essayant d'y trouver son breuvage, tendaient une main sale aux passants. Beaucoup de ces femmes, genre bohémiennes, louaient des bébés pour apitoyer les gens et y réussissaient car ces pauvres mioches habillés de vêtements sordides, maigrichons, pâles, faisaient peine à voir.

Le 1er de l'an, c'était le record. On entrait difficilement dans les églises: à la porte se tenait une haie de mendiants ou infirmes plus repoussants les uns que les autres. L'odeur qui se dégageait de ces malheureux était atroce.

Ma Mère avait toujours dans son porte-monnaie des bons de pain ou de viande qu'elle achetait à la Mairie, je crois. Cela lui évitait de sortir des pièces quand elle était quêtée dans la rue. Avec ces bons, les miséreux pouvaient, dans un centre indiqué au verso du bon, et suivant l'arrondissement, se procurer pain ou viande par 50 gr., je crois, et cela les aidait s'ils récoltaient une certaine quantité de bons par jour.

Les pauvres enfants étaient dressés pour mendier: ils nous poursuivaient avec insistance en disant en pleurnichant qu'ils seraient battus s'ils ne rapportaient rien. Vrai ou faux, cela apitoyait les gens naturellement. Grâce à Dieu, ce genre de commerce n'existe plus. Les lois sociales ont amélioré le sort des malheureux et la mendicité est périmée, voire même interdite.

Il y avait aussi les chanteurs dans les rues: à ceux-là, on jetait par la fenêtre une petite pièce enveloppée dans un papier et ils se précipitaient sur la chaussée pour la ramasser. On a peine à se figurer cela au milieu des encombrements et de la circulation actuelle!

Nous habitions au 1er étage, 20 rue de Lisbonne. Au-dessus de nous vivait seule une vieille dame, Mne de Lajudie. Son fils, sa femme et trois enfants en rapport d'âge avec nous, étaient au 4°. Nous nous sommes d'abord regardés comme des chiens de faïence, après quoi s'est créée entre Marie et moi une amitié solide et précieuse qui dure encore. Il s'agit de la Baronne de Soucy. Ensemble nous suivions des cours de dessin, d'art, nous étions côte à côte au catéchisme. Tous les dimanches nous nous retrouvions au salut et terminions la journée chez l'une ou chez l'autre.

Dans ma petite enfance, on me surnommait Mademoiselle Grogrogne!! Cette grogne résultait peut-être de la préférence marquée que le côté Bracquemont avait pour mon frère. En grandissant, mon caractère devint assez volontaire; j'étais capable de tenir tête pendant des heures à la partie adverse. Je m'amusais à pousser à bout la patience des grandes personnes et je répondais énergiquement. Cela se terminait en général par une belle colère, cabinet noir, coups de pieds violents dans la porte, etc..., etc...
Jacqueline (Mlle Grogrogne)

J'ai essayé, certains jours de crise, d'apitoyer ma Mère en arrêtant subitement mes hurlements, afin de simuler ma mort résultant du manque d'air: je pensais que, prise de peur, elle viendrait plus vite me délivrer!

Vers ma dixième année, je devins très difficile. Ne sachant qu'imaginer pour me convertir, ma Mère commença à noter au jour le jour sur un carnet (que je vois encore) tous mes caprices, colères, désobéissances, etc..., etc...

Elle me le montrait en fin de semaine, notant les progrès ou les rechutes, ce qui me mettait en état de fureur plus ou moins concentrée. C'est alors que je pris l'engagement de ne jamais gronder mes enfants! J'ai bien mal tenu parole... heureusement!!... Je fis beaucoup d'efforts l'année de ma 1° communion, et à partir de là je devins plus raisonnable.

Nous dînions le jeudi et le dimanche au 22, chez mes grands-parents Lannoy. Oncle Jean n'était pas encore marié. Il était gai, plein d'esprit, jouait avec moi au chameau, ce qui consistait à me faire grimper difficultueusement sur son dos et pour lui à se contorsionner dans tous les sens.

Régine venait me rechercher vers 8 h 1/2. Je me trouvais très élégante dans une cape bleue marine, capuchon doublé écossais rouge, spécialement achetée pour traverser la rue!


Mes études : J'ai fait mes études à la maison. Ma Mère trouvait cela plus pratique. J'ai toujours déploré de ne pas connaître la classe, les camarades, les compositions, l'émulation et le chahut!

Je travaillais seule avec une ou deux répétitions par semaine.

Mon professeur, Melle de Benque d'Agut, répondait au doux nom d'Azitré (sa sœur s'appelait Ermelinde!). "Azitré" était une femme du monde très remarquable. Des revers de fortune en avaient fait un excellent professeur mais elle manquait d'autorité: quand je n'étais pas sûre d'une leçon, je lui demandais une explication quelconque, prolongeant mon questionnaire pour faire passer le temps et remettre la récitation à la prochaine fois! Elle ne s'en est jamais aperçue. Je gagnais à chaque coup!

En 1900, j'appris avec chagrin les fiançailles de mon oncle Jean avec Mademoiselle de Lille de Loture. J'étais toute triste de penser qu'il ne m'appartiendrait plus.

Ma consolation fut d'être demoiselle d'honneur et de me voir offrir, en souvenir, une montre en acier bruni avec mon chiffre J en or plus une chaîne avec petites perles d'or de part en part.

J'avais pour la cérémonie à St. Philippe une robe fond rose recouverte de mousseline de soie brodée, des chaussettes de soie noire, souliers vernis et ce qui m'enthousiasmait, un chapeau de paille de soie garni d'une branche de roses églantines, qui comportait même des épines en caoutchouc. C'était ravissant, n'en doutez pas.

J'ai donc quêté à St Philippe et fait tomber ma bourse pleine, dans le bas de l'église, côté gauche! Maladresse excusable pour un début de fonction! Les 10 ou 12 mariages où j'ai rempli le même rôle dans la suite n'ont heureusement pas vu se renouveler pareil incident!

Un an après, j'avais un petit cousin, Robert. Je n'étais plus "la petite", je passais à une promotion supérieure.

Nous habitions Paris l'hiver, sans en bouger aux diverses vacances. L'air n'était pas pollué alors; il semblait bien inutile d'aérer les enfants avant les grandes vacances.

En juin nous allions à Courville, en août à Trouville.

Les propriétés de mes grands-parents Bracquemont et Lannoy ont droit chacune à un chapitre particulier.

COURVILLE

Petit village de Champagne. 130 km. de Paris. Sur 1'Ardre, affluent de la Vesle. 300 habitants.

Le chateau de courville Le chateau de courville


Préparatifs de voyage : Le départ pour la campagne (comme on disait alors, le terme "en vacances" est relativement récent) n'était pas une petite affaire.

Longtemps à l'avance on explorait les grands magasins pour déceler des emplettes concernant l'habillement. Le Printemps n'était pas très en vogue. Des Galeries Lafayette, ne parlons pas: c'était un magasin prohibé, commandité par des Juifs et Bon-papa de Lannoy n'admettait pas qu'un bon chrétien en franchisse le seuil! Défense morale uniquement, car il n'y avait aucun interdit d'Eglise! Bon-papa était, sur ce sujet, aussi intransigeant que lorsqu'il s'est agi du métro N.S. (Porte de Versailles N°12, porte de la Chapelle).
L'église de Courville

Ma Mère avait dû promettre de ne jamais s'y aventurer... Pensez donc! Un tunnel sous la Seine! Il y avait risques d'infiltrations! d'où mort par noyade! Affreuse chose à penser!!...

Donc pour tout simplifier, ma Mère adopta le Bon Marché pour les achats d'été, chaussures comprises mais on y allait en fiacre et non par métro!

La course devait coûter 1 F.50 + 0,15 de pourboire. Je ne me rends pas compte du temps qui était nécessaire pour faire le trajet. Cela pouvait dépendre aussi du cheval plus ou moins poussif! Mais qu'importe, on n'était pas pressé à l'époque!...

Il y avait bien l'omnibus des Messageries dont Bon-papa était administrateur et dans lequel il voyageait gratis. Tête de ligne dans la Cour de Rome - Terminus square du Bon Marché! Particularité: pas d'impériale. De plus on pouvait monter au cours du trajet St. Lazare-Bon Marché, mais non descendre. Inversement dans le sens contraire!!

Nous voilà donc au Bon Marché. On y prenait un numéro de caisse: c'était un carnet à double feuillet avec timbres numérotés correspondant aux différents comptoirs. Les vendeuses détachaient les timbres à chaque achat et les collaient sur leur fiche de vente.

Quand on avait épuisé sa liste d'achats, on descendait au sous-sol où on attendait l'arrivée de tous les achats afin de les emporter ou de les faire livrer à domicile. C'était quelquefois très long, mais ces matinées au Bon Marché faisaient ma joie!

J'y gagnais des bottines neuves et un grand chapeau de paille forme "Jean-Bart" comme ceux que les garçons portaient à Paris, avec élastique sous le menton!

Le mien était destiné seulement à la campagne, car, à Courville, je ne sortais pas dans le parc sans chapeau. Tête nue! Oh! j'aurais risqué une insolation! J'étais fière de ce chapeau, ainsi que de mes bottines noires à boutons et chaussettes également noires! C'était un événement lorsque j'avais autorisation de porter des chaussettes (vers le mois de mai, car en avril on ne se découvre pas d'un fil). Généralement je portais des bas de coton noirs recouvrant les genoux. On y cousait une attache dans laquelle on glissait un autre galon plus étroit qu'on nouait au corset. Quand le dit galon lâchait (mal noué ou décousu), le bas dégringolait. Bien rare quand la place du genou n'était pas orné d'une épaisse reprise!

Tous les achats terminés on décidait la date du départ.

D'avance, on retenait, gare de l'Est, un omnibus qui venait prendre gens et bagages à domicile: ces derniers étaient hissés sur le toit, maintenus par des cordes. Car si nous partions pour passer 6 semaines ou 2 mois à Courville, il y avait en fait de colis: 1 grande malle en osier pour ma Mère, 1 caisse spéciale pour ses 3 ou 4 chapeaux, dont son chapeau de jardin, paille blanche et fanfreluches de dentelles, 1 malle pour les enfants (plus tard 1 malle pour livres et cahiers de devoirs de vacances), 1 malle pour le ménage valet et femme de chambre, 1 malle pour Régine et j'en passe... car il y avait sac à linge sale, pot de caoutchouc, provisions de voyage... etc... etc...

On devait mettre 3 ou 4 heures de Paris à Fismes, avec changement à Meaux: il avait bien fallu tout prévoir pour ce voyage!

Nous voyagions en 1ère classe avec Régine qui n'était pas de trop pour canaliser 2 enfants!

Le ménage était en seconde. Jamais on ne faisait voyager les "domestiques" dans ces ignobles wagons de 3° en bois, compartiments communicants.

Arrivés à Fismes, nous étions attendus par le cocher en tube et grosse livrée de drap à boutons d'or portant couronne! (sous température de 25° à 28°!) Nous montions dans la guimbarde (vieux coupé à l'intérieur marron) avec un étroit strapontin en marche arrière pour les enfants. Ce véhicule, déjà préhistorique pour l'époque, avait une odeur de renfermé inoubliable. Sur le toit, une galerie pour petits colis.

Un léger coup de fouet et les 2 chevaux gris démarraient tranquillement. Le personnel, avec gros bagages, était pris en charge par le jardinier qui conduisait une grosse charrette tirée par l'âne de la maison.

Trajet : 6km par route en montagnes russes. On débarquait complètement abrutis.


Arrivée à Courville: Sur la terrasse nous attendaient, si heureux, les grands-parents, le bon oncle Fernand + la domesticité dont le personnage important était la petite Zélie, vieille fille minuscule, qui dirigeait la lingerie avec compétence, la fidélité en personne, pas toujours appréciée du personnel qui critiquait sa régence, la trouvant trop "du côté des maîtres".

Mes grands-parents habitaient Courville toute l'année, sauf deux mois d'hiver où ils séjournaient à la Souque et quinze jours à Paris chez la sœur de Grand-mère et en même temps sa cousine, car elle avait épousé son cousin germain, Henri Desrousseaux de Médrano.

Ce joli château XIII° siècle, si pur de style, anciennement propriété des Archevêques de Reims, fut acheté par mon grand-père vers 1880. Il avait fait sa carrière au Ministère des Finances et c'est après sa retraite qu'il se fixa à Courville.
Sosthène de Bracquemont, Grand-père de Jacqueline

Il évoquait parfois la triste guerre de 70 et prenait un temps d'amertume et de colère pour dire : " Ces cochons de prussiens à qui j'ai versé cinq millards ! " Il ne leur pardonnait pas!

Il naquit à Reims, rue des 2 anges, en 1821 et fut baptisé dans la cathédrale.

C'était un beau vieillard encore à 80 ans!

Il avait dû être très grand, mais je me le rappelle un peu voûté, traînant les jambes en s'appuyant sur sa canne: son pas était caractéristique quand il passait dans le couloir longeant ma chambre et je trouvais très spirituel de l'imiter à l'aide d'un bâton...

Grand-père avait été chauve très jeune. Je conserve son souvenir avec une petite couronne de cheveux blancs de neige, très fins et soyeux.

Il se confiait souvent à Anne d'André sa petite-fille pour rafraîchir les cheveux qui lui restaient, estimant que la coupe ne valait pas d'aller chez le coiffeur. Anne "épointait" si bien qu'elle ne laissait plus rien... Trouvant son travail parfait, elle se reculait pour en juger et s'exclamait " mon Bon-papa, que vous êtes bien coiffé!! que vous êtes joli " ce qui le faisait rire de bon cœur. (Pour moi c'était Grand-père et Bon-papa pour le côté Lannoy). Grand-père avait de jolis yeux bleus, très doux, vifs, malicieux. Sa surdité de vieillard le gênait beaucoup: il mettait sa main en cornet sur l'oreille et fulminait si des voisins, en visite à Courville, ne s'adressaient pas à lui en haussant la voix.

Grand-mère, autrefois grande m'a-t-on dit, était très ridée (je disais ratatinée!) et faisait très vieille dame à 65 ans! Elle portait la perruque classique de l'époque avec une tresse postiche entourant la perruque, raie au milieu.

Sa femme de chambre Zélie la coiffait tous les matins. Dans mes premières années j'eus le malheur d'entrer dans sa chambre au moment où Zélie peignait la perruque sur un support rouge en forme de tête, tel qu'on en voit chez les coiffeurs.

Aussi ahurie que possible, je me mis à crier dans toute la maison : " perruque, perruque, Grand-mère!!! ". Celle-ci, mécontente que j'aie divulgué cette chose qui se voyait à l'œil nu, m'interdit dorénavant l'entrée de sa chambre le matin. Mais l'histoire amusa tout le monde, y compris Grand-père qui en riait à gorge déployée!

Cette perruque était couleur poivre et sel, c'était affreux. Quelques années plus tard, elle fut remplacée par une belle perruque plus blanche et Grand-mère, qui ne manquait pas d'esprit, dit alors qu'elle avait pris la queue de ses chevaux pour faire des économies de coiffure! (Concluez que les 2 chevaux étaient gris!). Elle n'avait jamais été jolie mais elle avait, ce qui est parfois préférable, une grande distinction. Aucune coquetterie, la simplicité même! Elle racontait qu'on lui avait dit lorsque mon père était enfant : " Votre fils Adrien est physiquement le moins bien de vos enfants... C'est celui qui vous ressemble le plus ". Quel tact!

Mais si mon Père ne fut pas joli enfant, devenu homme il était remarquablement bien et distingué, avec de grandes moustaches, à la mode alors. A cela on reconnaissait la catégorie sociale des hommes : seuls les prêtres et les employés de maison se rasaient la moustache.

Ma Grand-mère faisait partie du Tiers-Ordre de St François. A sa vive intelligence, à ses réparties enjouées se joignait une haute spiritualité.

Caractère resté gai au travers de grandes épreuves: la mort prématurée de 2 fils charmants, mon Père et mon oncle Stanislas, l'aîné des 4. Elle a conservé jusqu'à la fin de sa vie une jeunesse d'esprit et aimait être entourée de jeunes.

Très pieuse, très bonne, très généreuse, elle n'était jamais sollicitée en vain.

L'Abbaye d'Igny, à quelques kilomètres de Courville la comptait parmi ses fidèles bienfaiteurs. Les bons Pères Trappistes avaient monté une chocolaterie contre le monastère, mais en dehors de la clôture, de sorte que les femmes et les petites filles y avaient accès. Combien de fois l'ai-je visitée pendant que les grandes personnes s'éternisaient dans le parloir avec le Supérieur Général, le bon Mgr Maire, qui au retour de Rome était très intéressant pour les parents et un peu "éprouvant" pour les enfants?

Le jeune Père qui nous escortait à la chocolaterie ne manquait pas de nous offrir une boite de noisettes ou de langues de chat.

J'ai souvenir d'une visite à Igny au moment du départ, Mgr Maire me demanda si on m'avait donné des bonbons de chocolat. Très rougissante je lui répondis que la boîte était déjà vide...

Alors, avec son doux accent méridional, il se tourna vers le jeune frère portier et lui dit : " Frère Arnuphle, allez chercher une autre boite pour Jacqueline "...

Courville était une bonne clientèle pour la Trappe. Les placards de la salle à manger étaient remplis de chocolats variés et les boites de langues de chat, de bâtons pour les goûters, de pastilles, de noisettes s'empilaient dans la réserve.

Chaque enfant venant à Courville emportait sa boîte; aussi Grand-mère était-elle surnommée: Tante Chocolat.

Oncle Fernand, son dernier enfant avait eu, vers 13 ans, je crois, une fièvre typhoïde qui stoppa son évolution intellectuelle. On ne soignait pas cette grave maladie comme on le fait aujourd'hui avec piqûre, pénicilline et il était rare de ne pas avoir dans la suite des répercussions quelconques. Oncle Fernand s'en remit, mais au point de vue intellectuel il resta au stade où il avait été atteint. D'où interruption d'études, ce qui ne l'empêchait pas, malgré une écriture quasi enfantine et un style équivalent, d'en remontrer à plus fin que lui au point de vue orthographe, tant pour les mots usuels que pour les accords des verbes. Il était vraiment imbattable.

Il était vraiment la bonté même. J'obtenais de lui tout ce qu'il refusait aux autres.

Au cours d'un séjour à La Bourboule, j'avais vu de jeunes enfants pauvres vendre des bouquets de bleuets aux touristes. D'où l'idée de me faire des rentes en revenant à Courville avant les moissons. Il faut dire que les champs s'ensemençaient à la main, on disait à la volée. De même les engrais, souvent limités aux fumiers de chevaux et des bestiaux n'étaient pas aussi régulièrement répartis qu'avec les semences et accessoires modernes.

Les champs, les récoltes étaient envahis par des mauvaises herbes et beaucoup de fleurs: coquelicots, bleuets, marguerites, ce qui était bien joli car tout l'ensemble était un vrai bouquet, mais le rapport en souffrait fatalement.

J'avais donc la possibilité d'aller cueillir des bluets dont je faisais des bouquets de différentes dimensions; les plus gros étaient proposés aux grands-parents et à Oncle Fernand qui payait toujours plus généreusement que les autres.

Cette vente fut éphémère; ma Mère jugea, non sans raison, que ce genre de trafic ne devait pas se prolonger! Oncle Fernand ne fut pas quitte... Les parties d'écarté devinrent pour moi une véritable source de revenus!

Mes grands-parents réalisant qu'il ne pouvait être question d'envisager une vie normale pour ce fils, se préoccupèrent de son avenir lorsqu'il ne seraient plus là pour l'héberger et l'entourer. Ils achetèrent alors la belle maison de Rabastens où il resta sous l'aile maternelle de Tante Marie d'André jusqu'à sa mort en 1937.
Maison de l'oncle Fernand à Rabastens

Il y vécut très heureux, avec de fidèles serviteurs (Zélie, Célestin et Marinette), il devint un peu un centre, recevant parents et amis: ses dîners étaient réputés.

A ses neveux et nièces il faisait de superbes cadeaux à toute occasion. De lui me sont restés beaucoup de souvenirs : argenterie, mobilier que vous pouvez retrouver chez vous à présent.

Il reprit la propriété de Courville après la mort de ses parents, nous y recevait l'été et la destinait à mon frère ou à moi dans l'avenir.

Hélas ! Les Allemands se sont chargés d'anéantir ce projet.

Arrivant à Courville en juin, nous y terminions au bon air l'année scolaire.

Pour mon compte, j'étais consciencieuse (je peux faire valoir cette qualité après avoir décrit mes nombreux défauts) et j'envoyais régulièrement mes devoirs à Melle de Benque qui me les retournait avec corrections.

Mon frère avait un précepteur séminariste pendant un mois. Il se chargeait de lui faire gagner le paradis! Pour se détendre, le jeune professeur faisait quelques parties de tennis avec l'Oncle Arnaud et Tante Marie d'André.
Marie d'André, née Brcquemont, soeur du père de Jacqueline

Au début de l'été, Courville était assez animé du fait que cet Oncle et cette Tante y faisaient un séjour de 1 mois avec leur fille Anne. Celle-ci avait 10 ans de plus qu'Honoré, 12 ans de plus que moi.
A courville, Jacqueline, sa Mère, Son frère Honoré

Elle était de caractère très méridional, comme vous l'avez connue, adorant les plaisanteries. Or, vers 7 ou 8 ans, je les prenais du mauvais côté, ce qui n'arrangeait rien et je devins la "tête de Turc".

C'était entre elle et mon frère un concours à qui m'agacerait le plus. Mes cheveux longs devenaient des "ficelles", ils m'interdisaient de croquer une malheureuse cerise ramassée sous l'arbre, alors que tous deux ne se privaient pas d'en cueillir et de s'offrir dans le potager une "salade" de fruits variés qui me faisaient tellement envie.

Fatalement, exaspérée, je fondais en larmes, ce qui leur faisait dire que j'avais mauvais caractère.

Ces vilaines taquineries mises à part, je dois avouer que je n'étais pas facile. Les leçons de piano à Courville, entre " 1 h. et 2 ", sont restées légendaires dans la famille. J'ai souvent mis la patience de ma pauvre Maman à dure épreuve en frappant une note à répétition, alors qu'elle s'époumonait à m'en demander une autre ! " Ré, mon enfant ", criait-elle, " ré " et je tapais vigoureusement " do " jusqu'au moment où elle plaquait tout et où je hurlais : " mon pi-a-no, je veux faire mon pi-a-no... " Que de scènes !

Anne était très gâtée par son père qui l'adorait et ne lui refusait rien.

Lui-même, très taquin, s'attaquait souvent à moi. Un jour de pluie d'orage, j'étais rentrée au salon avec les cheveux trempés. "Tu sens le chien mouillé", me dit oncle Arnaud. Me trouvant suffisamment persécutée entre Anne et Honoré, je pris très mal la plaisanterie. Furieuse, je saisis sur un meuble du salon une des nombreuses photos d'Anne, je sortis sur la terrasse pour que le cadre reçoive quelques gouttes d'eau et, rouge de colère, je le tendis à oncle Arnaud en criant : " Eh bien! cela sent l'âne mouillé ! ".

Il prit mal la riposte et me fit déguerpir en vitesse, mais j'étais très fière de ma vengeance !

Les années passant, je devins la nièce préférée de l'oncle Arnaud. Il restait toujours taquin, mais gentiment, je comprenais mieux les plaisanteries et nous nous entendions merveilleusement !

Dès son mariage les taquineries d'Anne cessèrent. Son mari me prit en affection, ce qui fut réciproque et, peu à peu, entre Anne et moi, il y eut une intimité qui dans la suite fut aussi précieuse à l'une qu'à l'autre... Vous avez pu tous en juger !


La vie Courville: A Courville, on menait une vie campagnarde, familiale et les enfants ne sortaient du parc que pour faire avec les parents une promenade aux étangs situés au bout du village et très réputés par leur rapport poissonnier. Autre célébrité du village: les carrières, car c'est de Courville que furent tirées les pierres qui furent employées pour la construction de la cathédrale de Reims.
Panorama de Courville, de Haut en bas : carrières, village, Château et église


Le personnel: II y avait beaucoup de personnel au Château pendant l'été et tout ce monde s'entendait admirablement et aimait à se retrouver d'une année à l'autre. Ma Mère amenait trois domestiques, les d'André les leurs. Tous de bonnes gens fidèles et dévoués. Je cite en particulier le ménage Martial-Hélène Nabal qui restèrent jusqu'à la mort en service à la Souque. Le nombre du personnel dépassait celui des "patrons", mais l'intérieur du château avec ses immenses pièces exigeait des hommes pour l'entretien des parquets, des vitres, la montée de l'eau dans toute la maison. L'éclairage nécessitait presque un service spécial.

Chaque personne dans la maison avait droit à sa lampe particulière. La salle à manger, les salons exigeaient un énorme éclairage: or c'était le pétrole qui alimentait le tout et chaque jour il fallait remplir les lampes, "moucher" les mèches. Le préposé "lampiste" avait de quoi s'occuper.

Il faut aussi tenir compte des étages où on accédait par un magnifique et imposant escalier de pierre en "tournevis", dont toutes les marches étaient inégales se rétrécissant vers la colonne centrale. Je revois les défauts de ces marches usées par le temps comme si je venais de les gravir...

Les trois hommes-valets se partageaient en bons camarades le travail de la matinée et faisaient ensemble le service de table, en tabliers blancs le matin, en habit noir ou livrée bleue à boutons de métal armoriés le soir. On se donnait le bras en passant à la salle à manger. Nous étions au maximum 9 autour de l'immense table qui paraissait presque petite dans la s. à manger. On s'habillait de façon un peu élégante pour le dîner. C'était une forme de respect pour les grands-parents qui y tenaient beaucoup.

Les trois serveurs s'amusaient beaucoup en écoutant les conversations des "maîtres" et le cas n'était pas rare où ils pouffaient de rire quand la conversation prenait un ton enjoué.

Mais il ne s'agissait que de sujets banals : jamais un mot incorrect, ni une critique sur qui que ce soit qui puisse être mal interprétée par la domesticité et racontée ensuite dans le sous-sol au cours des repas.

Il y avait une source dans le potager, l'eau était délicieuse: les trois hommes en tabliers blancs allaient ensemble remplir les carafes avant les repas pour que la boisson soit bien fraîche.

Grand-père avait connu des temps difficiles, et voyant ce défilé disait en soupirant : " Dire que je nourris tous ces tabliers blancs ! "

A quoi ma Mère et Tante Marie rétorquaient : " Voulez-vous que nous vous quittions ? " - " Oh non ! ", se hâtait de conclure le bon Grand-père, " je disais cela en plaisantant ! "

On changeait souvent de cuisinière à Courville et la plupart de celles qui passaient n'avaient aucun talent culinaire.

Ma Mère se forçait pour avaler quelque chose tandis que Grand-mère, gros appétit comme tous les Desrousseaux, disait : "c'est mauvais, mais j'ai faim " et elle vidait son assiette.
Adèle de Bracquemont, née Desrousseaux de V., Grand-mère de Jacqueline

Parfois il y avait d'interminables attentes entre les plats. Exaspérée Grand-mère allait au monte-charge (la cuisine était au sous-sol), secouait vigoureusement la corde d'appel et criait: " Françoise dois-je aller chercher un oreiller et faire un somme en attendant le rôti ? " Rire des serveurs et des enfants!!...

Chaque soir, vers 5 heures, on allait au tennis, alors ombragé par un petit bois. Il faisait réellement trop chaud pour sortir au début de l'après-midi. Maman, Grand-mère apportaient leur ouvrage : broderie, tapisserie ou lainage au crochet.

Anne, ses parents, Honoré et moi faisions quelques parties qui n'étaient guère sportives.

Tante Marie arborait cependant la tenue requise : chemisier manches longues, col empesé et cravate comme les hommes, jupe "courte", c'est à dire s'arrêtant à la cheville, retroussée par un élastique noir! Chapeau canotier garni d'une écharpe, bas noirs, souliers de toile blanche!!

Oncle Arnaud était en bras de chemise, enlevait son faux-col, pantalon de coutil blanc, chaussettes noires - souliers blancs!! Vous pouvez rire. Je reconnais qu'il y a de quoi!


Le mois des fêtes: Le mois de juillet était une suite de festivités familiales : 21-23, anniversaires d'Honoré et d'Anne, 25-26, St Jacques, Ste Anne. Les héros de ces jours-là avaient droit à une intention de messe et au Champagne le soir. Le jour de la majorité d'Anne, on la plaça au dîner en face de Grand-père. Grand-mère fut mise en bout de table. Tout au long du repas ce ne furent que des plaisanteries, Anne copiant sa Grand-mère, ses petites manies, appelant Grand-père " Sosthène ", Grand-mère "Anne", lui faisant des reproches sur sa tenue à table, etc... etc...

Tout le monde riait à qui mieux mieux (y compris les domestiques : Célestin, Martial et Justin) et les grands-parents n'étaient pas les derniers à s'amuser!

Une certaine année, Tante Marie qui ne redoutait ni les farces, ni le Champagne, imagina de prolonger la série des fêtes. Elle découvrit, à la suite de "nos saints" sur le calendrier, St Samson ! Ce bon saint était célèbre par sa chevelure et j'ai déjà noté la calvitie de Grand-père.

Tante Marie avait trouvé : avant de passer à table, elle fit empoigner à chacun un bouquet du salon et nous voilà en procession traditionnelle vers Grand-père, criant : "Bonne fête Papa, bonne fête Grand-père "...

Fort étonné, il réclama une explication. Tante Marie lui dit qu'elle l'associait par sa chevelure à St Samson dont c'était la fête et qu'il ne fallait pas déroger à la coutume de trinquer au Champagne! Grand-père se mit à l'unisson, rit beaucoup avec nous et dit: " Eh bien ! Vous l'aurez votre Champagne". Effectivement on trinqua une fois de plus cette année-là !

Nous avions, mon frère et moi, quelques amis contemporains au-delà de Fismes, mais on se voyait peu, vu la distance (8 à 10 kms), il fallait ménager les chevaux, les routes étaient très accidentées, sans ombrage, la région était dure sous un soleil ardent fatigant pour les yeux, car les routes étaient poudreuses au voisinage des carrières.

Il fallait faire reposer les chevaux entre les deux trajets que l'on ne pouvait faire dans l'après-midi.

Mais j'aimais bien retrouver les "petits" Dauger et leurs cousins St Pierre dont une fille Jacqueline (nom rare à l'époque) est devenue Mme François Bazin. Les Dauger habitaient le château de Paar et les St Pierre le château de Romains, de l'autre côté de Fismes.

TROUVILLE

Régulièrement le 6 août; nous prenions à St Lazare le "train de joie" qui nous amenait à Trouville vers 16h.

Les grands-parents Lannoy nous attendaient à la gare dans l'élégant "Vis-à-Vis" attelé à deux chevaux, cocher en livrée et tube, avec la Victoria.

Le Vis à Vis était une élégante voiture, confortable, impeccable, deux grandes banquettes de drap bleu, roues jaune clair, un grand toit avec rideaux permettant de se garer de la pluie en les fermant, ou de les laisser tout à fait ouverts pour profiter du paysage. Vous en trouverez la photo dans mes souvenirs photographiques.
Le vis à vis

Bon-papa de Lannoy aimait les chevaux et exigeait des voitures bien attelées, ce qui ne constituait pas un luxe en ce temps-là.

Avant son mariage, oncle Jean amenait à Bagatelle sa jument "Bégonia" (Titine pour les intimes !), jolie jument de selle qu'il montait à Paris au bois de Boulogne. Elle avait son écurie au 22. Plus tard, Bon-papa, administrateur des Messageries Nationales, louait deux chevaux pour la saison d'été et prenait un cocher, toujours le même, de juin à octobre. Il s'appelait Oswald !

BAGATELLE

Le Vis-à-Vis nous menait donc à Bagatelle, ravissante propriété construite par Bon-papa en 1860, située sur la Côte d'Honfleur, faisant suite au boulevard d'Hautpoul et au Chalet Cordier.

Pour moi c'était le Paradis.

La grille d'entrée s'ouvrait sur une petite avenue de sapins, bordée de massifs de fusains, sur lesquels tout au long de l'avenue s'appuyaient de hauts géraniums rouges.
Grille d'entrée de Bagatelle à Courville

Au bout de 1'avenue on entrevoyait une grande pelouse de gazon, en côte, tondue impeccablement, jalonnées de plate-bandes fleuries entourant des massifs boisés.

Sur la pelouse, deux grandes corbeilles artistiquement placées, géraniums du côté ensoleillé, bégonias doubles pour le côté ombragé.

Quel joli coup d'œil! De là vient sans doute ma passion pour les fleurs!

Pas une mauvaise herbe, pas une fleur fanée. Tout était nettoyé, peigné, ratissé, chaque samedi. L'arrosage tous les soirs (si la température l'exigeait) à coups d'arrosoirs. Cela se faisait à la chaîne, avec Hulin, le maître jardinier et deux aides.

Le coup d'œil attirait les promeneurs et nombreux étaient ceux qui s'arrêtaient à la grille pour admirer !

De cette grille on ne pouvait apercevoir la villa cachée par les arbres.
Bagatelle facade sud Bagatelle facade nord

Elle était tapissée de verdure, de fleurs grimpantes qu'on pouvait cueillir des fenêtres : rosés, clématites, etc...

Le tour de la maison était en plate-bandes, géraniums adossés aux haies de troènes et fusains taillées et comprenant ensuite bégonias, héliotropes et bordure.

Du côté ouest, c'est-à-dire regardant la mer, des vasques de géraniums lierre, rosés en général, encadraient les escaliers qui aboutissaient à la terrasse des trois pièces de réception : s. à manger, salon et salle de billard.

L'entrée de la villa faisait face à la grande pelouse dominée par de beaux arbres. En retrait une cour plantée de pommiers et allée de rosiers.

Le 1er étage comprenait une grande terrasse avec vue sur la mer. Au second un balcon. De ces deux étages la vue était magnifique: on dominait toute la côte de Deauville au-delà de Villers.

Malheureusement peu à peu Bon-papa fut obligé, pour s'isoler des constructions voisines trop envahissantes, de laisser pousser, et même de planter, des arbres qui obturèrent la vue du rez-de-chaussée.

Mais, en 1928, on jouissait encore des deux étages supérieurs d'un coup d'œil enchanteur sur toute la côte.

Du haut du parc, on apercevait les deux jetées séparant la Touques, ligne de partage entre Deauville et Trouville.

J'aimais écouter l'appel des sirènes entrant ou sortant du port et j'élisais domicile solitaire dans un kiosque, mon domaine, ne me lassant jamais d'admirer ce joli point de vue.

Je n'ai pas connu les joies de la plage: cela ne cadrait pas avec les idées de la famille.

J'ai eu jusqu'à 12 ans la compagnie de ma fidèle Régine qui eût été enchantée de profiter de la plage avec moi. Mais on eût été choqué de me voir patauger, cela ne se faisait pas...
(De bains de mer, pas question. Un peu plus tard j'obtins l'autorisation, enfin ! mais sous l'œil maternel et ... avec un guide!).
Calèche au bord de mer à Trouville

Les théories familiales avaient décrété que les bains étaient excitants pour les enfants nerveux, ce qui était le cas pour mon frère, non pas le mien ???? On me mit au régime des bains de mer chauds, déclarés fortifiants. Régine descendait avec moi pour ce traitement et je sortais de l'établissement dégoulinant de chaleur. Après quoi, pour éviter un refroidissement, il me fallait éviter la plage qui me donnait tant d'envie et remonter courageusement la côte, dite la Gavée, très dure pendant deux ou trois kms, pour aboutir en nage à Bagatelle.

Mes petits-enfants peuvent sourire, je les comprends. Que la comparaison entre mon enfance et la leur à une époque où l'enfant est Roi, vivant très libre sans jamais se voir refuser tout ce qui est à sa portée en jeux - sports-voyages, leur fasse apprécier mieux leur chance.

Malgré cette vie "en laisse", je me considérais comme très heureuse à Bagatelle: un gros tas de sable de mer me permettait de m'amuser comme d'autres le faisaient à la plage: la luzerne haute de la cour plantée figurait dans mon imagination futile le flot où il m'était défendu de plonger. Enfin mon grand sport était des courses de cerceaux.

Le potager, très vaste, comprenait nombre de petites allées que je parcourais en tous sens et j'y prenais autant de plaisir (si ce n'est plus) que mes petits-enfants sur leurs bicyclettes !

Dans l'après-midi il fallait sortir les chevaux. Chaque jour le "Vis-à-Vis" étaient aux ordres à 3 h. et attendait, briqué comme il convenait, dans l'allée faisant suite aux écuries.

Lorsque "ces dames" étaient prêtes (chapeaux, voilettes, ombrelles au point), Bon-papa lançait un petit coup de sifflet entre ses dents et le cocher (livrée, gants, chapeau haut de forme, fouet de parade) avançait son équipage devant le perron.

Le comble de l'élégance pour un jeune homme était de conduire lui-même le vis-à-vis à 2 chevaux, avec cocher en livrée à sa gauche. Ce dernier reprenait les rênes quand on arrivait à destination.

Mon oncle Jean de Lannoy arborait alors la tenue à la mode : veston bleu marine, pantalon de flanelle blanche, canotier de paille, oeillet à la boutonnière et monocle à l'œil.

Quoi qu'on puisse en penser en 1971, cela avait grande allure ( en 1900 !)...

Combien de fois ai-je (bien pomponnée) participé à ces promenades, jolies certes, mais fastidieuses pour une enfant qui n'avait autorisation que d'admirer la nature en silence, et qui devait supporter chapeau enrubanné et gants blancs pendant 2 ou 3 heures !

Les petits chemins normands étaient étroits : notre bel équipage devait frôler les haies blanches de la poussière soulevée par les quelques autos qui nous dépassaient avec fracas à une vitesse de 30 km/heure environ, ... en un mot des fous !

Je vois Bon-papa tenant son élégant chapeau feutre gris clair, bordé de galon de même nuance, disant d'un air mi-furieux, mi-apitoyé : " Saluez, c'est la mort qui passe " !!... A 30 kms à l'heure !!...

J'aurais préféré à ces promenades sérieuses une bonne partie de plage, ou même de cerceau, entre mon kiosque et mes chères petites allées, mais on ne me demandait pas mon avis...


Mes grands-parents Lannoy: Cette arrière-pensée ne nuisait nullement à l'affection que j'avais pour mes grands-parents.

Bonne Maman était très stricte, sévère, le contraire de Gd-Mère de Bracquemont. La difficulté pour moi était de m'adapter au cours des séjours d'été à un genre éducatif totalement différent, en particulier la tenue à table très relâchée à Courville et rigide à Bagatelle.

Bon-papa de Lannoy était plutôt le papa "gâteau"... Il était de taille moyenne, très distingué avec ses cheveux blancs en brosse et ses favoris impeccablement taillés.

Il respirait la bonté, ses jolis yeux lui donnaient un regard doux et rieur.

J'aimais beaucoup aller le matin dans sa chambre de bonne heure pour le voir se raser. Je le contemplais sans mot dire pour ne pas le distraire et risquer de provoquer un geste dangereux : j'aurais eu tant de chagrin d'en être la cause !

C'était un joli vieillard toujours élégant : les reflets de ses souliers faisaient mon admiration.

Il m'aimait beaucoup, mon parrain, J'étais sa "petite Lolotte"...

Pendant les trois mois d'été il faisait chaque quinzaine l'aller et retour Trouville-Paris pour ses conseils d'administration. Il fallait le voir frais et rose débarquant du Rapide de 16 h. le jeudi, entrant dans le salon de Bagatelle ouvert ce jour-là chaque semaine aux amis du voisinage.

Il était toujours souriant, aimable et faisait très jeune encore à 79 ans.

Tante Marie d'André ne manquait pas de l'embrasser chaque fois qu'ils se retrouvaient. Elle lui disait : " Vous avez le teint d'un enfant qui tète "!... Il riait tout content de son succès.

Je reviens un peu en arrière pour le faire connaître dans son caractère, sa droiture, son patriotisme, sa générosité, ses convictions religieuses.

Il a fait construire en 1860 cette "petite chose" à laquelle il a donné le nom de Bagatelle, ayant eu un coup de cœur au cours d'une tournée sur la côte normande, très solitaire à cette époque.

Mais très vite il s'attacha à ce joli coin, très différent de son pays natal, Lannoy en Picardie.

Il agrandit la maison, acheta du terrain et fit de cette "bagatelle" une ravissante propriété.

Il se fit apprécier dans le pays, fut nommé Maire de Trouville, conserva la Mairie pendant 13 ans. Ce fut lui qui eut l'idée de faire installer sur la plage (qui peu à peu devenait mondaine) les fameuses Planches, célèbres dans la suite. Elles facilitaient aux élégants les promenades à pieds secs le long du flot et furent adoptées très vite ailleurs.

Bon-papa eut à prendre de graves responsabilités au cours de la guerre de 1870 et l'invasion des Prussiens, comme on nommait alors les Allemands.

Il avait décidé de ne rien céder à l'ennemi s'il devait voir Trouville occupé et se préparait, vu ses idées de résistance, à partir en otage.

Sa valise était prête, les Prussiens étaient près de Honfleur, à la Roche Vasony, lorsque l'armistice fut signé et Bon-papa sauvé !

La fonction de Maire comportait un uniforme ressemblant de loin à celui des Académiciens. Je n'en ai vu que quelques bribes plus ou moins mitées, mais je crois me rappeler d'un pantalon noir avec galon doré sur le côté, habit noir orné de broderies vert foncé, col empesé, nœud papillon blanc, enfin le plus beau de tout : le bicorne de feutre galonné lui aussi et l'écharpe tricolore bien entendu. Ce devait être décoratif. Dommage que rien n'ait été conservé ! Pas même le bicorne !!

Les salons de Bagatelle (tapisseries, meubles et bibelots de style) accueillaient bon nombre de personnalités: le maréchal Canrobert, le général Bourbaki, Thiers, la reine d'Espagne Isabelle II et son fils, le jeune prince des Asturies, devenu Alphonse XII, arrière-grand-père du prince Don Juan que le général Franco désigne actuellement pour son successeur. A ce propos : deux anecdotes :

  1. Le Maréchal Canrobert était dans le civil d'une simplicité rustique.
    Mes grands-parents faisaient certain jour une promenade en voiture avec leur cousin, le Capitaine Bourgeat, devenu ultérieurement Général. Du côté de Villerville, au lieu dit la "Planche de pierre", était assis sur le talus au bord de la route un bonhomme vêtu d'une houppelande plus ou moins délavée, vieux chapeau déformé sur la tête, grosse canne à la main: type du vagabond des grands chemins...
    Stupéfaction de mes grands-parents, voyant Bourgeat se lever, se mettre au garde à vous (je pense que les chevaux devaient être au pas !), saluer militairement. C'était le Maréchal Canrobert.
  2. La reine d'Espagne, régente, venue en villégiature à Trouville avec son jeune fils, avait le grand désir de prendre un bain de mer, mais incognito.
    C'était une femme d'une corpulence bien au-dessus de la moyenne, elle ne voulait pas être mêlée aux autres baigneurs, ayant appris que les Trouvillais, en bons républicains, étaient fort excités à l'idée de voir sa Majesté faire trempette.
    Son officier d'ordonnance alla trouver Mr le Maire, lui exposa le cas et réclama son avis pour concilier le désir de la Reine de ne pas être vue avec celui tout opposé de la population et des touristes de voir la Reine en costume de bains.
    Il y avait alors sur la plage, à disposition des baigneurs et moyennant finance, des cabines à flot montées sur 4 roues, tirées par un cheval poussif, conduites par un maître nageur. Cela permettait de se baigner à marée basse en toute tranquillité. Bon-papa eut l'idée, d'aménager une cabine avec tentures à l'intérieur très rustique et, après avoir fait faire toilette neuve aux chevaux, il fit proposer à la Reine de la faire conduire à marée basse, loin de tout regard indiscret.
    Sa Majesté, enchantée, prit ainsi tranquillement son bain, au grand dépit de tous les curieux, qui la guettaient à marée haute, et le geste de Mr le Maire fut apprécié à sa juste valeur, tant et si bien que ... l'officier d'ordonnance revint trouver Bon-papa, lui disant que sa Majesté tenait à le remercier elle-même et irait (tel jour, telle heure) à Bagatelle faire une visite à Madame de Lannoy avec le jeune prince.
    Bonne Maman fit préparer un goûter à la hauteur des convenances, endossa sa plus belle robe, mais, ignorant tout de la langue espagnole, fut un peu émue ! La Reine ne disait pas un mot de français ! Mais l'interprète était là et remplit sa mission. Pendant ce temps-là, le jeune prince des Asturies jouait dans le Parc avec Henri de Lannoy (frère aîné de ma Mère) à qui on avait fait la leçon, lui prescrivant d'appeler ce garçon "Monseigneur", de ne pas se bagarrer avec lui, de ne pas le tutoyer, etc... etc...
    Après le départ de ces hôtes illustres, Henri avoua qu'il n'avait tenu aucun compte de ces recommandations et que le prince avait été tutoyé à l'égal des camarades.

    C'est ainsi que le salon de Bagatelle reçut une souveraine-régente et un futur souverain (Alphonse XII).

Après ses 13 ans de Mairie, Bon-papa fut à la tête de toutes les oeuvres de la paroisse N.D. des Victoires. Il fit rénover une chapelle dédiée à N.D. de Lourdes, où il fit suspendre un bloc authentique du rocher de la Grotte qui a été à la base d'une dévotion particulière des Trouviliais à N.D. de Lourdes.

Au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, Bon-papa prit en charge l'école privée des filles, remplaçant les religieuses, expulsées, par un personnel choisi, et ainsi fut continuée la voie tracée: catéchismes, patronages, etc... etc...

Les garçons ne furent pas oubliés: Bon-papa fit construire sur un terrain acheté par lui une grande salle pour diverses activités: réunions, patronages, conférences, séances théâtrales, sous la direction du clergé.

Ce fut la "Salle St Jean" - le nom de son fils.

Ces bienfaits furent vite oubliés des municipalités suivantes et des Trouvillais.

Rien ne rappelle le nom de Bon-papa à Trouville.

L'anonymat a certainement plus de valeur que la célébrité dans l'Au-delà.

LA SOUQUE

La Souque, vue d'avion

II m'est impossible de ne pas évoquer mon premier grand voyage: Paris - St Sulpice s/Tarn, qui marque mon premier séjour dans cette chère Souque où je devais revenir presque chaque année, avec toujours la même joie. Que dire de l'accueil qui m'attendait si chaleureux, si affectueux et cela au cours de tant d'années !... Mais n'anticipons pas !

Je reviens donc au voyage ... de nuit, ce qui ajoutait à l'excitation. La Gare d'Orsay (souterraine) était une nouveauté, même un attrait, et puis passer la nuit dans le train quel événement pour moi! Mais aussi parfois quel voyage de cauchemar !

Nous voyagions en 1ère Classe, sans couloir, cela n'existait pas encore. On ne quittait donc pas son compartiment entre 9 h. du soir et 7 h. du matin. Il est facile de penser à certains détails qui nécessitaient l'emploi d'un petit pot de caoutchouc dont on vidait le contenu par la fenêtre aux ralentissements précédant les gares. On en avait usé à tour de rôle !!...

Les enfants se retournaient lorsque ma Mère ou Régine utilisaient l'objet !... J'ai gardé un souvenir affreux du retour d'un de ces voyages, toutes deux ayant été victimes d'un empoisonnement et malades toute la nuit !!...

Les trains dits "express" s'arrêtaient aux gares principales. Dormait-on ? On était fatalement réveillé-par le grincement sonore des freins, doublé du choc brutal de l'arrêt, des annonces du chef de train, puis des coups de marteaux sur les roues de chaque voiture pour vérification. Les roues chauffaient quelquefois, auquel cas on était obligé de changer de wagon. On se casait alors comme on pouvait dans la nuit noire. Un pâle quinquet à l'huile constituait l'éclairage du wagon.

Il y avait enfin le rechange des bouillottes d'eau chaude, seul moyen de chauffage de l'époque.

Des employés apportaient sur un chariot de longues bouillottes recouvertes (en 1ère classe) de tapis : elles faisaient toute la longueur du compartiment.

Les chariots sur roues ferrées étaient fort bruyants.

Avec une grosse tringle de fer, munie d'une poignée à l'extrémité au moyen d'un crochet, on enlevait la bouillotte refroidie et on en glissait une autre, très chaude celle-là !

On renouvelait cet échange plusieurs fois dans la nuit en claquant bien fort les portières, en trimbalant bruyamment la bouillotte de fer.

A la gare de départ on s'était muni de paniers-repas et on avait loué oreillers et couvertures.

Mais nous avions le nécessaire dans les valises, en particulier de petits oreillers en caoutchouc, gonflables à la bouche et dégonflables souvent dès qu'on les utilisait !

En somme, va-et-vient incessant la nuit. Il convient d'ajouter les cris des employés qui annonçaient ainsi leur passage pour réveiller les voyageurs et ne pas risquer un retard de quelques minutes dans l'horaire des trains.

Est-il étonnant que ce premier grand voyage ait ainsi marqué dans mes souvenirs d'enfants ?...

Dans la suite, combien de fois ai-je pris le train en direction de la Souque ? Là m'attendait toujours l'accueil le plus touchant et j'y trouvais, enfant puis petite jeune- fille, une atmosphère de gaieté méridionale communicative.

C'était un bonheur, à l'arrière-saison, de se retrouver à la Souque où les jours passaient trop vite.

Je m'y sentais un peu chez moi, au réconfort de l'affection et du soleil, faisant de loin mon apprentissage de mère de famille, avec Olivier, puis Colette dont les réparties enfantines sont restées légendaires.

Tante Marie était la bonne et aimable châtelaine, dans toute l'expression du terme. Elle régnait en grande dame sur son domaine, avec une inlassable charité... L'église St Victor, l'église Ste Anne en étaient la meilleure preuve.

Malgré son grand âge, elle conserva jusqu'à la fin sa haute intelligence, sa jeunesse d'esprit, un jugement sain et équilibré.

On venait de tous côtés et de tous milieux la consulter. Son avis réconfortait: elle ne le refusait jamais et on allait à elle parce qu'on la savait bonne et affable à tous.

Je ne quitte pas ce coin du midi sans mentionner cette pittoresque petite ville de Rabastens-sur-Tarn où j'ai encore laissé un peu de mon cœur.

Mes grands-parents Bracquemont, préoccupés de laisser après eux leur fils Fernand isolé à Courville achetèrent pour lui à Rabastens une grande maison située au bout de la Promenade. Elle avait beaucoup de cachet avec son pigeonnier dominant la petite ville à égalité des clochers des deux églises.

Une ancienne porte d'entrée donnait accès. L'intérieur de la maison fut aménagé avec le confort de l'époque. Un immense hall avec galeries supérieures comprenait deux hauteurs d'étages: escalier de coin en tourniquet y accédant, une majestueuse cheminée en briques, l'ensemble avait grande allure.

Pour l'entretien de cet "Hôtel de la Boule d'Or", un personnel attaché, dévoué à la Famille : la petite Zélie Ruinart dont j'ai déjà parlé et un ménage valet-cuisinière, Célestin et Marinette Prébox.

Comme jeune célibataire, Célestin avait été un peu l'infirmier de Grand-père devenu impotent.

Ayant épousé Marinette, celle-ci devint un cordon bleu d'autant plus remarquable qu'elle ne regardait ni à la qualité, ni à la quantité de beurre, ni au nombre de plats !!!

Rabastens connut bon nombre de festins. La Maison était ouverte à tous les amis qui s'y donnait rendez-vous, sachant que le bon oncle Fernand était toujours accueillant et que Marinette, au travers de son caractère difficile, n'était jamais prise au dépourvu, ses menus pour l'ordinaire quotidien pouvant toujours suffire pour des convives supplémentaires inattendus !

C'était la maison du Bon Accueil... pas toujours très économique !

Rabastens - La Souque voisinaient chaque jour. Le voeu des grands-parents était exaucé..., oncle Fernand fut merveilleusement entouré et ne connut jamais l'isolement.

J'ai passé des vacances à Rabastens, en particulier à Pâques.

J'en garde un bien bon souvenir avec l'amertume de ce qui est fini pour toujours.

JEUNESSE

jeunesse jeune fille

J'ai souvenir d'avoir, dans ma petite enfance, dit souvent à propos de tout et de rien "Quand je serai une grande demoiselle"...

Sans m'en apercevoir j'y arrivai en passant par la période ingrate de petite jeune fille.

Les études m'absorbèrent alors de plus en plus, toujours sous la direction de Melle de Benque qui s'était beaucoup attachée à moi et exigeait beaucoup de travail. Elle avait deux frères prêtres qui étaient à la tête d'un pensionnat de garçons, dans le grand immeuble des Pères Assomptionnistes, 8 rue François 1er. Melle de Benque et sa sœur tenaient la maison avec personnel nombreux, la cuisine était soignée et les élèves semblaient apprécier leur sort et leur confort.

Mes devoirs étaient souvent corrigés par les abbés ou les Professeurs de l'Ecole et Melle de Benque obtint de ma Mère l'autorisation de me faire composer avec ses propres élèves et ceux de ses frères, de même classe que moi.

Ces Jours-là, j'étais 1/2 pensionnaire rue François I, de 9 h. à 17 h.; excellent déjeuner en entracte.

Le travail était autrement intéressant qu'à la maison ! Je me sentais pleine d'ardeur, appréciant une émulation que je souhaitais depuis bien longtemps.

Entre temps, leçons de piano avec une petite femme vieille et revêche qui avait tout pour me faire prendre la musique en grippe ! Ma compensation était des ensembles de deux pianos que je faisais avec Marie de Lajudie.

Nous avions aussi en commun des leçons de dessin pour lequel je n'étais guère douée, au contraire de mon frère. S'il avait voulu travailler un peu, il eût été excellant tant en dessin qu'en musique. Au point de vue dessin, il avait hérité du don de mon arrière-grand-mère Colomb (mère de Bonne Maman de Lannoy) véritable artiste, ainsi qu'en témoignent les quelques dessins qui me restent.

Vint le temps des cours de danse du dimanche chez le professeur Perrin, puis Melle Midchine réputée à l'époque. En faisait partie tout un groupe sympathique dont René de Calan, mon contemporain, officier tué à la tête de ses Chasseurs à pied en 1915.

Je réussis le modeste Brevet Elémentaire à 15 ans avec dispense d'âge. Il ne comportait pas de latin, mais me donnait le droit d'enseignement dans une école privée, d'où les religieuses à ce moment-là étaient expulsées.

Ma Mère, vers cette époque, entra en relation avec Mme de Bousquet par l'intermédiaire de Tante Isabelle de Calan. Mr de B. avait été camarade à l'école Fénelon de mon oncle Henri de Lannoy, frère aîné de Maman, enlevé prématurément à 20 ans par une fièvre typhoïde. Il préparait St Cyr.

Les Bousquet habitaient 12, rue Vézelay, avaient une fille unique Marguerite, admirablement et sévèrement élevée, très surveillée entre père, mère et une Miss attachée à sa personne.

Nous étions sur le même trottoir (angle Vézelay-2o rue de Lisbonne) et ma chambre en réalité était située 2, rue Vézelay.

Marguerite regardait avec envie le groupe Bracquemont-Lajudie, se trouvant solitaire dan son bel hôtel, mais sans frère ni sœur.

Le premier tête à tête fut plutôt froid, nous nous regardions comme des chiens de faïence, mais la glace fut vite rompue et ce préambule aboutit à une intimité, sans ombre, qui dure encore depuis 63 ans !!

Le groupe s'augmenta de deux unités, faisant partie du proche voisinage: Marie de Boischevalier (Ctesse de Botmiliau) et Catherine Daria (Bonne de Bastard).

Cet ensemble constituant le "Trèfle à 4 feuilles" qui devint notre emblème.

Avec Marguerite de Bousquet (Mme Le Roux) je suivis des cours d'art avec visites de musée, étude de monuments et projection pour tout ce qui était inaccessible.

Le printemps nous retrouvait sur un court à Neuilly; enfin, combien de soirées de théâtre, avec nos parents bien sûr. Mr de Bousquet allait d'abord voir les pièces choisies pour pouvoir assurer ma Mère qu'il s'agissait d'un spectacle correct, sans mot déplacé. Tout juste y avait-il peut-être une scène un peu risquée au cours de laquelle les deux ingénues que nous étions se donnaient des coups de coude et en riaient ensuite en tête à tête !

Les années passent. Marguerite eut son premier bal pour ses 18 ans. Jacqueline (1 an de moins) n'y eut pas droit et dut se contenter d'aller admirer les préparatifs pour ce qui lui passait sous le nez et d'entendre tout au long de la nuit l'orchestre et le va-et-vient des voitures. C'était, je l'avoue, assez amer !

Le lendemain, Marguerite vint gentiment m'apporter fleurs et souvenirs de cotillon pour me réconforter !

Je pris ma revanche l'année suivante, celle de mes 18 ans, en inaugurant ma première robe longue fort jolie. Maman avait bien fait les choses, choisi un joli bleu pâle et une excellente couturière, bouquet de rosés pour rehausser le ton.

Le lendemain de ce 1er bal, j'entendis ma Mère porter son jugement sur les jeunes filles qu'elle avait examinées avec son face à main tout au long de la nuit. " Il y en avait peu de jolies " disait-elle -" Et moi, dans quel lot me placez-vous ? " lui dis-je. - " Oh ! Tu sais, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois " me fut-il répondu !

Cette appréciation me coupa tout sentiment d'orgueil et je me consolai en me disant que, d'après cela, il y avait de pauvres filles plus mal que moi !!

Chaque année, Mme de Bousquet donnait un grand bal avec cotillon. Les objets étaient des souvenirs rapportés de voyage l'été précédent (de vrais cadeaux) car le trio Bousquet faisait chaque année un voyage à l'étranger.

On parlait de ces soirées dans Paris, pour certaines jeunes filles avec un peu d'envie, car les invitations étaient limitées et il n'était pas question de tenter de se faire inviter, encore moins de se glisser en sourdine. Le Maître de maison se serait chargé d'accueillir les indésirables ... à sa façon !!

Le terme "cotillon" exige une explication, l'usage étant disparu depuis 1914.

Les horaires étaient les mêmes qu'actuellement (23 h. minuit -5 ou 6 h.). Chaque jeune fille avait un danseur attitré pour la soirée. On se retenait lors d'une précédente réunion, car l'usage du téléphone n'était pas courant en dehors des affaires.

Le "danseur de cotillon" passait donc la plus grande partie du bal avec la jeune fille choisie. Néanmoins, si un autre garçon venait réclamer une danse, on se séparait et on se rejoignait après. Il va sans dire que la sympathie dominait le choix, la soirée, sans cela, eut été trop longue.

Vers 1 ou 2 heures, la jeune fille maîtresse de maison qui s'était peu avant éclipsée avec son danseur élevé au rang de "conducteur de cotillon" (quel honneur !) faisait avec lui une entrée, toujours applaudie, car ils amenaient sur présentoirs souvent originaux, les souvenirs qu'ils distribuaient au milieu de quelque cohue.

Les garçons recevaient ceux des filles et inversement.

C'étaient des colliers, pendentifs, bracelets, vases à fleurs. Et à l'épuisement des bibelots : fleurs ou parfums joliment présentés.

Pour les garçons c'étaient des épingles de cravate (très à la mode), des portefeuilles, étuis à cigarettes (cuir).

Chacun était assuré d'un objet, mais il y avait toujours du surplus qui permettait aux garçons de faire des politesses à quelques amies. Ils cherchaient leur privilégiée dans la foule et les faisaient danser.

Au nombre d'objets reçus, les jeunes filles jugeaient de leur succès. Certaines rentraient avec 3 ou 4 bibelots ou bouquets... d'autres, avec 1 seul !

La soirée se terminait avec un souper réconfortant, limité aux intimes que les maîtres de maison avaient prévenus d'avance et qui restaient bons derniers.

Le service se faisait entre nous. Pour une fois les jeunes filles avaient endossées tablier élégant et coiffe assortie...

Les serveurs de métier s'occupaient des tables des parents, car ils étaient de la fête et ne trouvaient jamais le temps trop long, de nous voir nous amuser et de se retrouver avec ceux de leur génération.

Entre temps il y avait des soirées plus simples où on s'amusait autant. Je pense à certain Mardi-Gras costumé, au cours duquel Mr de Bousquet ne parvint pas à reconnaître sa femme ! On savait garder les secrets !

Je cite parmi mes danseurs attitrés: mes cousins d'Welles et Calan, mes amis Rougé, avec un souvenir spécial pour Henry Desrousseaux de Médrano, charmant garçon, brillant, sympathique à tous, tué héroïquement à la tête de ses hommes à la bataille de la Marne... 3 mois après notre dernier bal (Septembre 1914). Je ne vous cite que ces quelques intimes que vous êtes à même de repérer amicalement ou familialement dans votre génération.

Ma Mère reçut 2 fois pour moi au 22 rue de Lisbonne (appartement occupé dès 1860 par mes grands-parents Lannoy). Lors d'une de ces réunions les fleurs marquant le départ furent amenées par un ravissant petit garçon, élégant dans un joli costume marin pantalon long, poussant une voiture des 4 saisons à sa taille garnie de petits paniers fleuris... Il s'agit du Général de Carné !!...

Les cousins et amis étudiants, sans parents à Paris, venaient souvent dîner le samedi ou le dimanche à la maison.

Ma Mère excellente musicienne se mettait au piano interprétant avec brio et entrain les valses ou bostons en vogue. Les garçons roulaient les tapis dans un coin du salon et nous nous amusions beaucoup améliorant notre double boston qui faisait fureur certaine année.

Nous n'avions peut-être pas assez pitié de ma pauvre Maman mais elle était si contente de nous faire plaisir. Que serions-nous devenus sans elle ? Nous étions bien loin des facilités actuelles avec tourne-disques, hauts parleurs etc... etc...

Un usage bien disparu : les cartes de visites déposées après les bals par les jeunes gens. Ils en avaient une telle quantité au programme qu'ils finissaient par s'adresser à une agence spécialisée. On cornait la carte dans un coin ce qui devait prouver qu'on l'avait déposée soi-même !... Personne n'était dupe mais un garçon qui eut failli à l'usage risquait d'être biffé des listes !

Les mères des j. filles ne pouvant s'astreindre à toutes les visites obligatoires, déposaient leur carte cornée chez les concierges après s'être assurées de l'absence de la destinataire. Il y avait des erreurs et je me suis, certain jour, trouvée bien stupide, en posant la carte de ma Mère chez un concierge, de me trouver face à face sous la voûte avec Mme X... après quoi je me suis refusée à renouveler la corvée.

J'ai gardé joyeux souvenir d'une partie de campagne en autobus loué pour la circonstance un soir de printemps.

Le rendez-vous était rue Vézelay. L'autobus était bruyant, les habitants de la rue intrigués étaient aux fenêtres, c'était déjà un premier succès.

L'embarquement ne fut pas silencieux ! Les garçons se disputaient la plateforme pour avoir le plaisir de manœuvrer la sonnette en usage alors et en hurlant "complet" en cours de route aux piétons qui se précipitaient pour monter. Nous avons abouti à Vaucresson, avons dîné avec nos provisions dans un jardin d'auberge où il était d'usage d'apporter "son manger", avons dansé ensuite, bien entendu, sur place d'abord, puis au cours du retour, nous avons fait arrêter l'autobus pour faire quelques entrechats sur la route ! C'était le bon temps tranquille ! On n'en fera jamais autant avec la circulation de notre époque. Bien entendu il y avait: quelques parents. Ils étaient confortablement assis en 1° classe, les voitures se composant de premières et secondes.

La saison parisienne terminée, nous débutions l'été à Courville.

Peu avant la guerre de 14, ma Mère se laissa fléchir et fit l'acquisition d'une torpédo grise décapotable marque Renault: événement mémorable que ce premier voyage Paris-Courville, 130 Km.

Comme chauffeur : mon frère: casquette à carreaux très chic anglais, un long cache-poussière et bien entendu, de grosses lunettes spéciales pour la route.

Ma Mère et moi nous installions sur la banquette arrière du fond. Nous apprécions le grand air et on avait baissé la capote.

A nos pieds, valises, sacs de cuir et de toile marron, paquets de toutes sortes, provisions de route, etc.. ce qui n'empêchait pas que la domesticité qui partait par le train avait à ses trousses les grands et encombrants colis dont j'ai donné un aperçu précédemment.

Mon accoutrement identique à celui de ma Mère se composait d'un épais manteau et de lourdes couvertures. Jusque là rien d'extraordinaire, mais voici la coiffure... Nous gardions nos chapeaux (non pas toques ou bonnets, ce qui n'était pas seyant) mais de vrais chapeaux à bords plats genre canotiers ou à bords retroussés genre chasse. Une proie pour les déplacements d'air... Pour parer à cet inconvénient nous étions munies d'une housse en tussor léger qui recouvrait entièrement le chapeau, se terminait par deux pans qu'on croisait derrière le cou et qu'on nouait en cravate sous le menton.

Le côté face de cette housse comportait une plaque de mica (10 X 15 cm environ) qui permettait d'admirer le paysage de face, et protégeait les yeux des coups d'air et de la poussière de la route.

C'était fort ingénieux et ne se trouvait que dans des magasins de "sport-luxe"... et à bon prix ! Ainsi bien équipés, au milieu de colis hétéroclites bien amarrés étions-nous en mesure de prendre la route, avec tout confort !!

Pour arriver à Courville vers midi, en prévoyant pannes et crevaisons il fallait se mettre en route vers 7 h. Quel branle-bas ! Pétaradant comme il se devait, traversant les villages à "grande allure", dépassant fièrement les charrettes, nous éprouvions vraiment un sentiment de supériorité incontestable...

De nos jours un baptême de l'air ne marque pas autant dans le souvenir.

A Courville le voisinage était éloigné en temps de chevaux. L'auto abrégeait les distances, la jeunesse de la région y gagna de nombreuses réunions.

Il y avait la bande Rougé au Charmel (incendié par les Allemands en 14), Vandières (avec tous ses souvenirs de famille et l'intrépide Tante Elisabeth), les St Pierre et Dauger près de Fismes, les vieux Bury avec leurs neveux et nièces du Bus de warnoffe et Fauvel (dont Mme Desjonquères) qui formaient une équipe pétillante d'idées; il y avait aussi les La Vaulx à Villers-Agron et leurs cousins américains (Lockart), ces derniers d'un tempérament moins exubérant que nous les Champenois !

Toute cette bande était débordante de vie et nous nous retrouvions presque chaque jour en dépit des distances, par divers moyens de locomotion, bicyclette, petit train communal, break, et même... charrette à âne !
En voiture

A Savigny, le vieux ménage Bury avait fait faire un superbe tennis et, dans un grenier, une piste impeccable pour patins à roulettes. Ils attiraient ainsi toute la jeunesse, quoique n'ayant pas eu d'enfant.

Nous montions des comédies : notre troupe bénéficiait d'un chansonnier, remarquable musicien et acteur comique.

Je passe sur tous les pique-niques à Coucy, Longpont, Fère en Tardenois, enfin la vie était fort joyeuse dans une atmosphère de bonne amitié qui, pour certains, s'accentuait peut-être d'un sentiment plus profond...

Hélas ! nous touchions à la catastrophe et la déclaration de guerre, en août 14, interrompit brutalement nos vacances, transformant une jeunesse insouciante et heureuse en une génération meurtrie par les événements et mûrie par l'épreuve.

Nous avons quitté Courville assez vite, les armées allemandes déferlant sur notre pauvre Champagne. Nous ne devions plus revoir le Charmel, ni plusieurs de nos excellents amis !

La bataille de la Marne (septembre 14) nous rendit provisoirement Courville que notre petite Zélie s'était refusée à quitter. Son dévouement fut inoubliable. Elle fut expulsée du Château lorsque l'ambulance française devint ambulance allemande en 1918. Zélie consentit alors à se réfugier à Rabastens.

Le Château, repris par les Allemands, fut occupé par un état-major jusqu'au 2 août 1918 où les Allemands le firent sauter à la dynamite avec tout ce que nous avions pu y conserver.

Cela s'est passé quelques heures avant le retour définitif des Français. De nombreuses photos peuvent donner une idée du désastre !

Au début de la guerre nous avions gagné Trouville. Nous nous y sommes consacrées aux soldats blessés, hospitalisés de façon bien primitive dans les casinos.

Mon frère, mobilisé comme dragon, était passé dans l'aviation sur sa demande. Il fit une belle campagne.
Honoré

Paris étant relativement calme, ma Mère et moi y avons repris nos quartiers d'hiver en décembre 14, descendant parfois dans la cave aménagée au mieux, lorsque les sirènes nous alertaient. Il y a eu en particulier trois bombardements violents.

Les étés, nous allions d'un côté et d'autre, en particulier chez l'amie d'enfance de ma Mère qui avait une modeste maison avec jardin " Little Box " à Cires les Mello. Elle nous réclamait et nous accueillait si affectueusement.

Nous nous retrouvions souvent avec le Marquis et la Marquise de Chantérac qui habitait, dans le bourg la maison familiale que vous connaissez.

Leur fille Galhiane était ma contemporaine. Nous faisions ensemble (mais il fallait l'entraîner ) des promenades à pied, bien entendu. Elle n'était ni sportive, ni joviale, mais la région est jolie... et je n'avais pas d'autres distractions !

C'est ainsi que j'ai vu rentrer de Suisse, après captivité, Alain de Chantérac, grand blessé, jeune officier (promotion Casoar et gants blancs), décoré du ruban rouge. Il était encore sur ses béquilles. On le fêta comme un héros !

Mme d'Autroche avait beaucoup d'affection pour lui, mais avait une préférence marquée pour son cousin germain Henri, lequel, à ce moment-là, était aux premières lignes comme Sous-lieutenant d'infanterie.

Sa photo était en évidence dans le salon de "Little Box", toujours fleurie des jolies rosés du jardin. Mme d'Autroche m'avait chargée de l'entretien des bouquets, me prescrivant de mettre toujours quelques fleurs devant la photo de son cher Henri pour que cela lui porte bonheur...
Henri de Chantérac

Je m'en acquittai consciencieusement.

Lors de la célèbre "Bertha" (canon à longue portée), Paris n'étant plus résidence de tout repos car on descendait presque chaque nuit dans les caves et on était à bout de nerfs et de fatigue, nous nous réfugiâmes à la Souque dont la porte était toujours grande ouverte aux " sans logis ".

C'est là que le 11 novembre 1918. J'entendis à 11 h. du matin carillonner les cloches de Rabastens ; puis celles des villages voisins se mirent aussi à sonner à toute volée, nous annonçant ainsi l'armistice. Indicible émotion !

Apres la pluie, le beau temps. On tourne la page : c'est le chapitre de la Victoire, le soulagement, l'enthousiasme, la foi dans l'avenir. On est fou de Joie !

Le 14 Juillet 1919 les troupes victorieuses passent sous l'Arc de Triomphe et descendent les Champs-Elysées sous les acclamations d'une foule en délire.

Deux mois plus tard, J'entendis, à nouveau, parler d'Henri de Chantérac.

Il était revenu sain et sauf de cette longue guerre, ayant souvent vu la mort de près.

Certain jour, particulièrement tragique, il avait fait le vœu d'aller à pied de Paris à Lourdes s'il rentrait sans blessure de la bagarre.

Dès le 16 juillet, il se mit donc en route, accomplissant en 28 jours son pèlerinage de reconnaissance à N.D. de Lourdes, au cours duquel il lui confia aussi son avenir...

Pour moi ce n'était pas un inconnu. Mes bouquets lui avaient-ils porté bonheur suivant le vœu et l'arrière-pensée de la bonne Mme d'Autroche ?...
Jacqueline a Treboul

Le père d'Henri excellent violoncelliste, sa tante d'Elbée non moins excellente pianiste avaient autrefois fait de la musique d'ensemble avec ma Mère.

On se retrouvait entre amis... Vous connaissez la suite...

Pâques 1971

L'histoire de Courville, château, église et village est rédigée en détails et de façon très intéressante dans le cahier de Mr. l'Abbé Galland (Curé de Courville de 1894 à 1935 ?) - Voir, page 93 le passage concernant Mazarin qui aurait été exilé, puis prisonnier au château.